- PS4 / PC
- Developer: David OReilly
- Genre(s): Incarnation & philosophy
Chapitre 1. Apprendre à se déplacer
Alice, 4 ans
Je veux être une licorne !
Incarner un avatar dans un jeu vidéo semble être une tâche aisée pour tout un chacun. Nous sommes ce personnage. En le déplaçant dans l’espace, nous nous déplaçons avec lui. En lui faisant faire des actions, c’est nous qui actionnons l’univers.
Lorsqu’on est un.e habituée du jeu vidéo, déplacer un avatar est très facile, mais avez-vous déjà vu un.e néophyte prendre une manette en main pour la première fois de sa vie et ne pas pouvoir faire autrement que tourner en rond sans arriver à centrer la caméra ? Frustrant.
Lorsque j’ai placé une manette de PS4 dans les mains de ma fille de 3 ans, il était évident pour moi qu’elle allait galérer avec les contrôles de n’importe quel jeu. Ses petits pouces atteignaient à peine les joysticks, sans parler des gâchettes.
J’ai essayé tout d’abord de la faire jouer à Flower, un jeu de Jenova Chen qui se joue avec les contrôles 6axis de la manette et un seul bouton. N’étant pas intéressée par le flow, les fleurs et les espaces tridimensionnels, ma fille m’a rendu la manette au bout de 3 minutes, me demandant de lui remettre Netflix.
Mon essai suivant fut le jeu Everything, une drôle de machinerie vidéo-ludique, rêvée et fabriquée très artisanalement par un type timide intello et solitaire. Un jeu de réflexion sur la vie, le soi et l’importance de l’altérité dans un univers complexe et fractal.
Un jeu métaphysique qui interroge le joueur sur sa position dans l’univers.
Je n’ai pas fait jouer ma fille au jeu de bout en bout, je lui ai donné une version déjà terminée, où créatures, objets, concepts et options de jeu sont débloqués. Le jeu qu’elle a eu entre les mains n’est donc pas une version vanilla, plutôt difficile, où l’on doit apprendre tout doucement l’univers, les choses et le reste avant de pouvoir voyager de dimension en dimension. Le jeu de base nous offre un rythme de flow intéressant, parlant tout à la fois de la dépression, de l’auto dépréciation, de l’empathie et de la peur de se perdre en restant immobile. Tout cela est bel et bon, mais pour un enfant de 3 ans un peu hors de portée.
Je parle donc ici de la version débloquée.
Pour faire simple, Everything est un jeu d’exploration où l’on contrôle un avatar, le suivant avec une caméra à la troisième personne. L’avatar que l’on contrôle peut être Everything, Tout. Ou presque. Jouez le rôle d’une planète glacée, d’un canoë, d’un chewing-gum, d’une abeille, d’une galaxie, d’un seau, d’une fougère. Prenez le contrôle d’un chien de prairie, d’un lit à baldaquin ou d’un atome d’hydrogène. Voyagez à travers les étoiles ou dans le monde sirupeux de l’infiniment petit, côtoyez les formes en 2 dimensions du monde quantique ou regardez passer les baleines sous la forme d’une algue au fond d’un océan exotique.
Soyez tout. Sauf humain, car l’univers d’Everything nous parle en tant qu’humains forcés à regarder hors de soi. La bande sonore du jeu est accompagnée de la voix douce et précise d’Alan Watts, un philosophe américano-britannique qui vulgarisa le Zen et les philosophies orientales en occident dans les années 60. Les citations sont tirées de l’une de ses conférences sur les niveaux d’existence que comporte l’univers et l’état émotionnel que doit adopter l’humanité pour résonner avec lui.
L’univers est généré aléatoirement à chaque début de session de jeu. Une encyclopédie très détaillée permet de choisir l’avatar que l’on désire incarner. L’enfant demandera son personnage préféré, que cela soit un camion de pompiers, un tardigrade ou, l’un des préférés de ma fille, une licorne, un loup blanc ou une orque. Le déplacement du personnage se fait au stick gauche, le droit permet de manipuler la caméra, mais le follow automatique marche très bien pour les enfants qui n’ont pas encore acquis la double-joystickation.
Des boutons simples permettent d’accéder à de la communication : on fait parler son avatar (sur la PS4, le son sort de la manette, un peu comme le petit bruit de capture dans la pokémanette de Pokémon Let’s Go sur Switch), c’est très amusant de se demander quel bruit fait un immeuble d’habitation. Quel est le cri d’un banc ou d’une noix.
On peut également envoyer de l’amour autour de soi. Notre cri attire d’abord les avatars semblables, puis, dans le jeu débloqué, n’importe quel être ou objet autour de soi. Vous voilà à la tête d’un groupe. D’une autre touche, on peut faire “danser” ses avatars, des rondes folles, mécaniques, étrangement captivantes.
Ce jeu, dans les yeux d’un enfant ne semble avoir rien de spécial par rapport à ses jeux de rôles habituels. Le jeu du “Je serai” :
“Papa, toi tu seras le léopard des neiges et moi je serai la princesse et on disait que mon nounours sera le dragon…”
Tout va bien, on ne s’étonne pas et on se dit que le développement de l’imagination est bon pour l’enfant. Everything remplit un peu cet objectif. On s’entoure d’autrui, on construit soi-même sa narration, on voyage d’univers en univers, d’émotion en excitation. On teste, on s’échine, on fait grossir des microbes pour les rendre aussi grands que des soleils, on fait bouger une grue dans le petit monde d’une craquelure d’asphalte.
Il vaut mieux être près de l’enfant s’il ne sait pas lire, c’est toujours super de pouvoir comprendre et choisir ce que l’on incarne. La musique est très prenante, et si la manette s’oublie seule sur la table, le jeu lui-même continue de jouer à la place du joueur ou de la joueuse. La vie continue dans Everything, sans humains et sans but, sinon celui d’exister.
Everything est donc un jeu pour mélancoliques, pour les gens qui ont la collectionnite (pour “débloquer” un être, il faut le trouver dans l’univers du jeu), pour les enfants qui veulent apprendre à manier un joystick dans les 3 dimensions et pour les curieux.ses des explorations du médium Jeu Vidéo.
Alice a donc appris à manier la manette avec ce jeu, restant des heures à se ballader dans le menu, s’incarnant en n’importe quoi n’importe où, apprenant à se rappeller des touches de la manette, et même à utiliser le L3… Sans violences, sans narration évidente, sans timings ou dextérités, juste une très belle ballade dans notre propre monde.
Ah oui, et vu que cela a été écrit, codé et designé par 2 personnes, avec un nombre d’objets en 3D absolument hallucinant, les êtres ne sont pas animés, ils slident, roulent sur eux même ou sautillent. Déroutant au début, hilarant ensuite, ça devient absolument normal après quelques heures de jeu.